samedi 16 juin 2007

Pourquoi la liberté ?

Pourquoi la liberté ?

Pour nombre de ses détracteurs la liberté est une notion purement illusoire dont se réclame la bourgeoisie pour masquer son appétit de pouvoir, en tout état de cause une invention occidentale étrangère aux peuples africains et asiatiques qui n’en ont cure ou n’en sont pas dignes (sic !). Qu’en est-il exactement et pourquoi nous obstinons-nous à brandir le drapeau de la liberté ?

Originairement, liberté signifie absence de contrainte et désigne l’état de l’être qui agit conformément à sa nature ou à sa volonté. Le mot s’applique aussi bien à l’homme dégagé de toute coercition extérieure et intérieure qu’à un animal ou à une plante dont rien n’entrave la croissance. Dans ce sens général, le concept de liberté est ancré dans l’esprit de tous les êtres humains depuis l’Antiquité, et le terme tự do (zi you) correspondant à liberté dans la civilisation sino-vietnamienne est apparu dès l’époque des Han (206 av. J.C. – 220 ap. J.C.) comme l’atteste un poème des yuè fu (nhac phủ) : « Khổng tước đông nam phi ; ngô ý cửu hoài phẫn ; nhữ khởi đắc tự do » (Paon, tu voles vers le sud-est ; alors que mes pensées restent pleines de ressentiment ; tu commences, toi, à jouir de la liberté).

Mais un tel état dénué de toute contrainte existe-t-il effectivement ? Dans l’absolu assurément pas, et les tenants du déterminisme ont beau jeu de dire que tout être vivant agit en fonction de son histoire et de son environnement. Certes, l’homme est soumis à des lois bio-physiques incontournables mais une telle soumission n’atteint nullement sa liberté ; les lois ne font que délimiter le cadre de sa liberté en l’enracinant au monde. Même dans les cosmogonies englobantes où l’homme fait partie intégrante du monde, obéissant aux mêmes lois dynamiques, sa liberté d’action ne disparaît pas. C’est ainsi que Mozi (Mặc Tử 480-397 av.J.C.) s’élève contre les adeptes du fatalisme : « La paix ou l’insécurité, l’autorité ou le désordre dépendent seulement de l’action des gouvernants, comment peut-on en incriminer la destinée ? » (Phù an nguy trị loan, tồn hồ thượng chi vị chính, tắc phù khởi khả vị hữu mệnh tai).

La nature de l’homme, celle à laquelle il se conforme quand il se conduit librement, c’est la raison, qu’elle consiste à suivre la voie céleste – d’après Dong Zhong Shu (Ðổng Trọng Thư 170-104 av. J.C.) : « Le saint imite le ciel pour réaliser la voie » (thánh nhân pháp thiên nhi lập đạo), ou selon Zhuang Zi (Trang Tử, 389-286 av.J.C.) : il « applique les principes du ciel et de la terre afin de voguer dans l’infini » (thừa thiên địa chánh… dĩ du vô cùng giả) – ou qu’elle en diffère comme pour Xun Zi (Tuân Tử, 330-227 av. J.C.) : « Le saint ne demande pas à connaître le ciel. Au ciel le temps, à la terre les richesses et à l’homme la gestion par laquelle il participe à l’un et à l’autre » (duy thánh nhân nhi bất cầu tri thiên… thiên hữu kỳ thời, địa hữu kỳ tài, nhân hữu kỳ trị, phù thị vi năng tham). Des siècles après, Spinoza (1632-1677) ne dira rien d’autre que les philosophes chinois, sauf qu’il parle explicitement de l’homme libre et non de l’homme de qualité (quân tử) : « L’homme libre, c’est celui qui vit suivant les seuls conseils de la raison ».

Si les philosophes doivent exhorter l’homme à observer la raison, c’est qu’il n’est pas prêt à la pratiquer. Est-ce à dire qu’il existe des hommes réfractaires à la liberté ou dont la liberté est de ne pas être raisonnable ? La pensée antique ne conçoit pas une telle aberration de la volonté et, pour elle, seuls le fou et l’ignorant ne sont pas libres. En fait tout le problème de la liberté réside dans la conciliation de la raison avec son accomplissement, id est dans sa propre réalisation. Et comme c’est dans le monde ou plus exactement dans la cité ou l’Etat qu’elle se déploie, la liberté est devenue un problème essentiellement politique. Singulièrement, toutes les doctrines optimistes, qui considèrent la raison comme inhérente au monde ou en devenir, ont servi de fondement à des systèmes contraignants pour l’homme et négateurs de ses besoins les plus vitaux. Après le christianisme triomphant en Occident et le confucianisme étatique en Asie, le marxisme aboutit à un régime oppresseur que la puissance technique rend plus totalitaire encore. Au nom de la raison divine ou de la raison céleste auparavant, et aujourd’hui au nom de la raison collective, l’individu et sa volonté, sans lesquels la liberté n’a aucun sens mais que les zélateurs de l’autoritarisme assimilent au désordre, sont niés et assujettis à un contrôle permanent. Par contre, les théories pessimistes comme le bouddhisme et l’empirisme, pour lesquelles la raison constitue plus un idéal qu’une vérité à mettre en œuvre, laissent à l’homme la plus grande latitude d’action. En riposte à la toute puissance de l’Eglise et de l’Etat, les légistes européens se sont mis à opposer le pouvoir temporel au pouvoir spirituel, puis les droits du citoyen à ceux de l’Etat. En 1789 fut proclamée la Déclaration des Droits de l’Homme par laquelle les droits civiques de l’individu sont tenus comme les conditions indispensables à l’expression de sa liberté.

Fruit de l’effort intellectuel de plusieurs générations engagées dans la sauvegarde de la liberté exposée à de multiples dépendances, la Déclaration des Droits de l’Homme, quoique née en Europe, peut être prise comme le cri de ralliement de l’humanité toute entière. La rejeter parce qu’elle vient de l’Ouest pour les Orientaux serait aussi absurde que refuser l’imprimerie parce qu’elle fut découverte en Asie pour les Occidentaux. A moins de prôner le retour à un primitivisme douteux, nous devons reconnaître que tout apport à l’amélioration de la vie de l’homme, lui permettant de se faire, de se maintenir et de se perpétuer dans la plus grande dignité possible, constitue un progrès que revendique l’humanité toute entière. Tributaires de tel ou tel pays à telle ou telle époque selon les caprices de l’histoire, les acquis de la civilisation s’étendent tôt ou tard à tous les peuples quel que soit le conservatisme ou l’arriération de leurs dirigeants, surtout le développement des moyens de communication aidant.

Malgré leurs attaques contre le caractère idéologiquement bourgeois de la liberté, les régimes totalitaires ont conscience de son exigence universelle et ne font pas faute de l’inscrire comme un droit octroyé dans leurs diverses constitutions. Mais ce droit reste lettre morte, car comment la liberté peut-elle se réaliser quand manquent les conditions nécessaires à son existence, à savoir les possibilités effectives de choix dans l’action, voire dans la pensée, réduites au néant par l’obligation d’obtempérer à la ligne du parti et de se conformer à une forme de pensée imposée sous peine de prison ou de mort ? Triste ironie, le principal slogan anti-bourgeois des communistes qui oppose la liberté formelle (de principe, bourgeoise) aux libertés réelles (liberté de conscience, d’opinion, d’information, de réunion, de travail, de domicile, etc.) s’applique justement au régime qu’ils appellent de leurs vœux. S’appuyant sur la critique marxiste, ils arguent qu’aucune liberté réelle n’est possible quand l’homme reste exploité et sous-développé économiquement, analyse judicieuse qui fait écho au proverbe vietnamien « có thuc moi vuc duoc dao » (ne pratique la voie que celui qui a le ventre plein) ; mais la fameuse société socialiste qu’ils instaurent, qui préconise la primauté de l’Etat et de la collectivité aux dépens de l’individu et, partant, la mise sous tutelle des diverses libertés civiles, n’a pu et ne pourra jamais atteindre les visées économiques préalables à la libération effective de l’homme, car sans cette liberté fondamentale dont ils ne veulent pas tenir compte, l’homme n’arrive pas à donner la pleine mesure de ses talents et par suite à fournir l’effort nécessaire au décollement de l’économie nationale. Résultat, les régimes totalitaires non seulement ne peuvent libérer l’homme, mais en plus le plongent davantage dans les chaînes de l’ignorance, de la misère et de l’insécurité. Les Vietnamiens n’ont jamais été aussi pauvres que sous le régime actuel, et la criminalité n’est jamais aussi forte au Vietnam puisque « bần cùng sinh đạo tặc » (l’extrême misère entraîne le banditisme ».

Que les dirigeants de Hanoï prouvent leur patriotisme et leur intelligence par l’abandon de ces entraves au bon fonctionnement de l’administration et de l’économie que sont les méthodes dirigistes, et par la restauration des libertés civiles indispensables à toute activité sérieuse. Sinon, l’explosion inévitable des Vietnamiens acculés au désespoir non seulement les balaiera mais enfoncera le pays dans de plus grandes souffrances encore. Qu’ils admettent que la liberté individuelle et civile ne représente pas une menace contre la collectivité mais au contraire assoie sa survie, car seul l’homme libre peut réfléchir sans œillère, s’instruire correctement et œuvrer à son intérêt personnel lequel, bien compris, passe par celui de la communauté à laquelle il appartient. Certes, se pose le risque des abus de la liberté, mais un tel dérapage peut être combattu par des lois dans une société civile où la liberté est garantie à tous, alors que dans celle où la liberté est niée aux individus les exactions se multiplient car réservées aux seuls détenteurs du pouvoir qui jouissent seuls de fait d’une liberté effrénée.

Que la liberté soit rendue au peuple vietnamien ne résoudra pas toutes ses difficultés, loin de là, mais c’est la condition sine qua non du redressement du pays. Notre devoir à nous, les Vietnamiens de l’étranger, est de le réclamer et de tout mettre en œuvre pour que le climat de liberté dont nous bénéficions devienne, de gré ou de force, une réalité pour tous nos compatriotes qui n’ont pas la même chance.

Paris, Tu Do, 1, 5/1984

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